Pourquoi il faut arrêter de célébrer le génie d’Elon Musk et de Steve Jobs

J’ai toujours été étonné par la puissance que l’on donnait à un seul homme, qu’il soit patron, artiste, sportif…

Faut dire que, c’est toujours plus facile de traiter d’une seule personne, tout ramener à elle, que de voir à chaque fois en quoi son environnement joue.. L’histoire du mec qui s’est fait tout seul est toujours un gros mythe…

Trouvé un article sur un site que je ne connaissais pas (il y en a tellement :))

Dans Le Mythe de l’entrepreneur, Anthony Galluzzo démontre en quoi toute la mythologie autour des entrepreneurs stars, dont Elon Musk est le dernier avatar, est fallacieuse.

Régulièrement, le même miracle semble se produire : un être exceptionnel parvient, grâce à sa vision, à chambouler tout un pan de l’économie. Steve Jobs aurait ainsi changé le cours de l’histoire avec le Macintosh, Jeff Bezos avec Amazon, Elon Musk avec Tesla… Et bien sûr, sans ces célébrités entrepreneuriales, jamais un tel changement ne se serait produit. Eux seuls sont responsables de leur trajectoire extraordinaire. Anthony Galluzzo s’applique à déconstruire cette histoire qu’on aime se raconter à l’infini. Dans Le Mythe de L’entrepreneur (Zones, 2023), il décortique l’histoire d’Apple et la manière dont celle-ci a été racontée, pour comprendre les caractéristiques de glorification de l’entrepreneur génie à tout faire et ses effets sur notre représentation du monde du travail. En célébrant à outrance un seul homme, ce mythe finit par annihiler la production des travailleurs.  

Anthony Galluzo est maître de conférences en sciences de gestion à l’université de Saint-Étienne. Il s’intéresse principalement à la consommation et ses imaginaires. Son précédent livre La Fabrique du consommateur vient d’être édité en poche aux éditions La Découverte. Dans cette interview, il nous explique ce qu’est le mythe de l’entrepreneur, et comment et pourquoi nous continuons d’y croire et de le diffuser. 

Pourquoi avoir choisi Steve Jobs pour illustrer le mythe de l’entrepreneur ?

Anthony Galluzzo : J’aurais pu choisir un autre exemple car de la fin du XIXème siècle à nos jours, la structure du mythe de l’entrepreneur reste grossièrement la même. J’ai choisi Steve Jobs parce qu’il est à la fois suffisamment éloigné et proche de nous. Son récit entrepreneurial a l’avantage d’avoir un début et une fin. Il commence dans les années 1970 et se termine à la fin des années 2010. Steve Jobs continue d’être présent dans notre culture, son image reste très liée à celle d’Apple. Mais son histoire n’est pas trop récente donc il y a suffisamment de documentations pour pouvoir établir des analyses.

Quelles sont les composantes du mythe de l’entrepreneur ?

A.G. : Selon ce mythe, l’entrepreneur est un créateur, une figure démiurgique capable de créer à partir de rien. Il est aussi un visionnaire ; il a le don de voir ce que personne ne voit. Il est un inspirateur, capable d’animer ses employés, de les inspirer. C’est un rebelle, on ne l’identifie ni au patron, ni au capitaliste. Il est génial, ses qualités et ses compétences ne peuvent pas être expliquées par autre chose que par lui-même. Enfin, c’est grâce à lui, nous dit-on, que l’économie se réinvente et se régénère.

Vous expliquez que ce mythe est fallacieux. Apple, par exemple, n’a pas été uniquement construite par Steve Jobs. Il y a eu le travail de Steve Wozniak, l’influence de Xerox, HP… Pourquoi, alors que les éléments de ce récit plus collectif existent, on aime se reraconter cette histoire du jeune nerd dans son garage.

A.G. : Parce que c’est une histoire séduisante. Expliquer comment un être humain est avant tout le produit de son environnement, que ses trajectoires ne sont pas mues par sa volonté mais par un ensemble de facteurs l’est moins. L’analyse des trajectoires sociales et économiques est assez peu prisée dans la fiction. Les récits qui s’échangent sont des récits d’individus racontés sur un mode héroïque. Dans la mythologie, tout passe par le héros. Dans l’analyse scientifique, on n’analyse pas l’individu selon sa propre existence magnifiée, réifiée, mais à travers un ensemble de réseaux dans lequel il s’insère. L’analyse scientifique désenchante. Alors que les récits qui se colportent, qui plaisent, qui font des films, visent souvent à émerveiller.

Au-delà de l’attraction pour le mythe, il y a aussi la dimension économique et médiatique. Pour vendre du papier, ou faire du clic, les médias ont un attrait pour ce type d’histoires séduisantes… Le journaliste peut avoir des réticences sur le fond du récit tout en se faisant le vecteur du mythe. Investir dans le storytelling, du point de vue de l’entreprise, est utile également pour se valoriser financièrement. Des raisons structurelles expliquent pourquoi ce mythe est adapté à notre système économique. 

Le mythe de Steve Jobs a-t-il été orchestré par lui-même ? Vous racontez dans le livre comment il a notamment organisé sa propre biographie posthume.  

A.G. : Dès la formation d’Apple, Regis McKenna, un conseiller en communication, a embarqué Steve Wozniak et Steve Jobs dans une tournée des rédactions à New York. Il a mis en avant cette histoire de deux gamins révolutionnant toute une industrie dans un garage. Puis Steve Jobs a entretenu ce mythe toute sa carrière en devenant un homme très médiatique, prenant le rôle de storyteller. C’est d’ailleurs le cas de toutes les célébrités entrepreneuriales car cela fait partie de leur modèle économique personnel. Une célébrité entrepreneuriale détient un capital principalement symbolique. Si elle prend le contrôle d’une société, celle-ci sera valorisée. Dans les années 1980-1990, les salaires des dirigeants ont fortement augmenté, notamment ceux des dirigeants célèbres, parce qu’il y avait une presse économique (TV et magazine) de plus en plus importante, donc davantage de vecteurs de starification. Leur célébrité se monnaye, puisque la publicité qu’ils suscitent rejaillit sur l’entreprise. 

Est-ce un modèle propre à la Silicon Valley ?  

A.G. : On le retrouve un peu partout dans le monde et dans différents types d’industrie. On peut citer Richard Branson (Virgin), Tony O’Reilly (Heinz), Jack Welsh (General Electric)… Plus tôt dans l’histoire, on retrouve Henry Ford, Thomas Edison, Andrew Carnegie. C’est effectivement assez lié à la civilisation américaine car c’est à la confluence de différentes thématiques de leur imaginaire : l’homme de la frontière, l’aventure du rail, l’âge doré, le self-made man, la dimension messianique… Leur imaginaire véhicule l’illusion d’une nation sans classes, où tous les talents peuvent s’exprimer. Tout cela grâce à la justice infaillible du marché, qui dynamise le corps social et récompense les méritants. Mais le soft power américain est si fort, que leur imaginaire est aussi le nôtre. 

Le storytelling entrepreneurial est largement repris par les startups en France… 

A.G. : Oui, et chez les gourous du développement personnel et de l’entrepreneuriat, aussi. Eux-mêmes se vendent comme des éminences, comme des êtres supérieurs. S’ils étaient modestes et modérés dans leur propos, cela ne fonctionnerait pas. 

Vous dites que dans nos imaginaires, l’entrepreneur est distinct du patron et du capitalisme. Mais sommes-nous toujours dupes de ce mythe ?  

A.G. : Nous y croyons sans y croire. Les discours critiques sont nombreux. Il y en avait même plus il y a un siècle et demi puisque fin XIXème siècle, les idées socialistes et anarchistes étaient davantage présentes en Europe et en Amérique. La crédulité n’a jamais été totale… Et l’incrédulité est à relativiser. Changeons de référents : parmi les militants de la droite radicale, certains sont sceptiques par rapport aux grands entrepreneurs et à l’héroïsation de la Silicon Valley, mais parfaitement crédules quand il s’agit d’admirer le général De Gaulle ou Napoléon. Or, les caractéristiques narratives, les topoï, sont pour l’essentiel les mêmes. Le but est d’asseoir une autorité, un pouvoir, de faire admirer et faire obéir. Le mythe de l’entrepreneur est un sous-ensemble du mythe du Grand Homme. Des personnes de la culture startup qui baignent dans le mythe de l’entrepreneur peuvent en revanche penser que les grands récits nationaux relèvent de la fable. Une même personne peut avoir un rapport plus ou moins enchanté à ces imaginaires selon le contexte. 

À mes yeux, ce mythe est assez puissant et mobilisateur pour que la plupart des hommes et femmes de pouvoir véhiculent des idées qui s’y rapportent. Les « premiers de cordée » chez Emmanuel Macron, Donald Trump qui évoque ses réussites économiques pour briguer la présidence… 

Steve Jobs était assez peu remis en question. Elon Musk l’est beaucoup plus. N’est-ce pas le signe que ce mythe s’étiole ?  

A.G. : Le mythe ne s’éteint pas, mais une mue est peut-être en train de s’opérer. Des films récents comme Don’t Look Up ou Glass Onion se moquent de la figure de l’entrepreneur génial. C’est une résurgence assez récente. Je parle de résurgence car il y avait déjà beaucoup de caricatures des grands patrons dans la presse de la fin du XIXème siècle. Cependant, je pense qu’il faut distinguer le mythe de ses incarnations passagères. Elon Musk a dit et fait des choses critiquables pendant des années et cela dérangeait peu la presse américaine. Au milieu des années 2010, il affirmait vouloir coloniser Mars, éradiquer toutes les maladies en un temps record, mettre sur le marché des robots taxi en 6 mois. Toutes ces promesses farfelues n’ont jamais écorné son aura jusqu’à dernièrement. Il n’a pas fondamentalement changé de comportement, mais depuis qu’il s’est attaqué à Twitter, l’on considère davantage qu’il se disperse

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